A l’origine

J’ai écrit ce billet en mars dernier. On pourrait presque dire que je l’ai vomit. Et puis je l’ai laissé de côté car l’avoir là dans un petit coin me suffisait. Mais la vie force parfois les choses et finalement je dois le publier. Il le faut comme une réponse inutile à celle qui ne le lira pas. M’en fiche. 


Et si jamais tu me lisais quand même j’aimerais te dire … Rien … Ton regard ce jours de juin dernier a tout éclairé. Au moins je ne doute plus et je peux te laisser partir.Je me rappelle de mon enfance avec plus ou moins de précision, comme tout le monde j’imagine. La plupart de mes premiers souvenirs sont sans doute le fruit des histoires qu’on m’a mille fois racontées. Mes premiers pas maladroits. Mes premiers mots. L’arrivée de mes frères. Les bêtises, les sourires et tout le reste.

Je suis la première petite-fille de la première fille de ma grand-mère maternelle. Vous me suivez ? Et en tant que premier petit-enfant, première nièce aussi, j’ai été adorée à un point que vous ne pouvez pas imaginer. On m’a choyée, changée, habillée, chouchoutée à l’infini. J’ai été une merveille et même un soleil. Ma famille maternelle est espagnole voyez-vous, mes grands-parents sont arrivés en France en 1962 et se sont installés dans notre belle Franche-Comté. Mais leur coeur est resté de l’autre côté de la Méditerranée, à Ceuta, petite enclave hispanique en territoire marocain. J’ai donc grandit dans une Espagne reconstituée en pays comtois, entre les chapelets de chorizo et la vierge Pilar, bercée par une langue qui chante et qui rit aux éclats à chaque virgule, câlinée par une Mama d’un mètre cinquante à la poitrine généreuse et à l’odeur épicée.
 
On m’a appris à chanter :
 
« Papá, mamá,
Periquito me quiere pegar.
¿Por qué?
Por na,
por una cosita que no vale na:
por un pimiento,
por un tomate,
por una onza
de chocolate. »
 
J’ai bu du « leche » et mangé du « potare », des « tortillas de patatas » et des « albondigas ». Chaque fois qu’elle me couchait ma grand-mère murmurait « Hasta mañana si Dios quiere » et dieu l’a toujours voulu. Tous les matins elle était là avec son tablier bleu noué autours de la taille et prête à m’installer à la table du petit déjeuner dressée avec soin. Et tout était prétexte à chanter, à danser et à rire. Et tout était joyeux. J’ai eu une enfance idyllique. 
 
De son pays, ma grand-mère a ramené toute la fierté des femmes du sud, celles qui ne s’en laissent pas conter, celles qui savent mener une famille sans en donner l’air et qui font croire aux hommes qu’ils dirigent le monde. Je l’ai dominé, encore valide, de mon mètre quatre-vingt et pourtant je me sentais petite, presque minuscule à ses côtés. Enceinte, elle a quitté sa patrie avec trois enfants sous le bras pour rejoindre son mari sous la neige de décembre. Elle a été mon modèle, ma muse, mon exemple à suivre. Elle a même détrôné ma mère dans mon coeur d’adolescente. 
 
Et puis les choses sont arrivées. Une fois. Deux fois. Trois fois. Irréversibles.
 
Je l’ai tant aimé que j’éprouve le besoin impérieux d’en parler, presque contre mon gré. Mon amour inconditionnel, toujours vivant, cohabite avec une incontrôlable aversion qui met mes tripes à mal à chaque fois que mes pensées vont vers elle. Car elle m’a abandonnée comme on abandonne un chien à la veille des vacances, parce que finalement il nous emmerde plutôt qu’autre chose, il aboi trop fort et il n’obéit pas. Elle a fait un choix qu’on ne lui a pas imposé. Après tout comme un clébard mal aimé j’aurais pu attendre la fin du voyage, qu’elle vienne me récupérer à la pension canine. Mais non. Elle m’a attachée au poteau et s’est barrée sans se retourner. Elle a préféré l’obscurité de son clan, de ce qu’elle croit protéger, à la lumière éclatante de la vérité. 
 
Evidemment je m’en veux de déballer ça ici. Je trouve ma démarche pitoyable et je ne sais même pas si je  pourrai poster ce billet. Je ne règle pas mes comptes puisque la facture est déjà payée. Cette grand-mère n’existe plus, ni dans mon coeur, ni dans mon sang. Elle a disparu avec toute cette Espagne, toute cette moitié de moi qui ne peut pas survivre. J’essai pourtant. Je lance des  » Que bonita la niña » à mes deux Vies mais sans conviction.  Le coeur n’y est pas et ça me rend triste. Mes filles vont manquer d’elle, de cette grand-mère que j’ai tant aimé. Mes filles ne sauront pas sa chaleur ni son odeur. Mes filles ne connaîtront pas toute cette partie de moi. 
 
Cette histoire est finalement une histoire de femmes. Une destinée de femmes comme on peut lire dans les romans. Une destinée de femmes comme il en existe tant. J’ose seulement espérer que mes deux survivantes, celles qui méritent vraiment mon admiration, celles que j’aime tant et qui ont été elles aussi abandonnées me pardonneront ces mots. Toutes les trois nous avons fait le bon choix, nous avons eu le  courage de dire « Non » et d’enfin mettre à l’abri nos filles de tous ces abominables secrets. 

Une réflexion sur « A l’origine »

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